Tout au long du 19ème siècle, et comme je vous en parlais la semaine dernière avec la carte de la tempérance, la cartographie fut souvent utilisée pour faire l’apanage de la sobriété. Mais voici un bon contre-exemple: une carte qui célèbre l’alcool, sous diverses formes et qui fut publiée deux ans avant la fin de la Prohibition.
Le mouvement Tempérance, qui cherchait depuis le début des années 1800 à réduire la consommation d’alcool aux Etats-Unis, avait une curieuse affinité pour la cartographie. Il est en effet à l’origine de nombreuses « cartes de tempérance» qui utilisaient des topographies fictives pour mettre en garde contre la dangerosité de la boisson et promouvoir les avantages de la sobriété.
Pourquoi des cartes me direz-vous ? Peut-être parce qu’elles représentaient l’allégorie parfaite pour un pays en pleine expansion territoriale. Devenir (et rester) abstème représente un long et périlleux voyage, nécessitant d’aborder des territoires dangereux : méfiez-vous du Cap du Désespoir (Cape Despair), de la Baie des Pauvres (Paupers Bay) et de l’Ile du Vin (Wine Island). Mais au bout du chemin, la destination, une version soda-pop de la Terre Promise, en vaut la peine, avec des lieux idylliques tels que le Golfe de la Réforme (Gulf of Reform), le Royaume de la Repentance (Repentance Kingdom) et la Province de la Contemplation (Contentment Province) !
Le périple inverse est terrible et dangereux. Il est représenté par le chemin de fer de la vallée noire (Black Valley Railroad) où l’illustration montre un train tiré par un moteur étiqueté «Distillerie», qui dessert les arrêts du « Virage des Ivrognes » (Drunkards Curve), « Bourg-Mendiants » (Beggarstown), « Parieurs-ville » (Gamblersville), « Fort-voleurs » (Robbers Den), Prisonton, Demonland, Maniacville et enfin, son terminus, Destruction…
Cette carte originale est en quelque sorte une carte « anti-tempérence » qui suit le modèle de son contraire : cette carte représente une île en forme de crâne dénommée l’Etat d’Ébriété (State of Inebriation). Cette île particulière, truffée de tropes et de termes géographiques détournés fait la part belle aux jeux de mots et doubles sens exhalant le doux parfum de la boisson !
Cette oasis est ainsi bordée par le Détroit de Whiskey, le courant de la gorgée (Gulp Stream !), la ligne de Rhum (Rum Row). Au large de l’île, vous trouverez un bar de sable (sand bar), plusieurs récifs de Whis (Whis-Keys), etc. L’île elle-même est parsemée de toutes sortes d’objets que l’on retrouve de manière classique sur toutes les cartographies : bâtiments, routes, lacs, montagnes. Chacun d’eux est tiré du champ lexical de la consommation d’alcool.
La date de la carte est intéressante : elle a été créée par l’architecte Houston HJ (‘Heinie’) Lawrence en 1931, deux ans avant la fin de la Prohibition. Pendant cette période (1920-1933), la production, l’importation, le transport et la vente de boissons alcoolisées étaient interdits dans tout le pays.
La prohibition représentait le parachèvement de la Tempérance. Elle a significativement réduit la consommation d’alcool (1) dans le pays mais ne l’a pas éliminée. Elle a même créé une énorme opportunité commerciale pour la mafia, ce qui a conduit à une augmentation significative des niveaux de criminalité (2). Finalement, le coût social de la Prohibition a été ressenti comme étant largement supérieur aux avantages et la fin de cette interdiction était largement attendu (ou au moins espérée). C’est pourquoi le 18ème amendement (qui a institué l’interdiction de l’alcool) est montré ici comme sombrant dans l’oubli, avec Volstead (le membre du Congrès qui a promulgué l’amendement) s’accrochant à un de ses mâts.
Voici la plupart des cocktails, des marques, des termes d’argot et des chansons à boire mentionnés sur la carte. Les autres sont trop évidents ou indétectables. Je vous conseille, pour bien apprécier ce qui suit, de vous préparer un petit cocktail de l’époque que vous pourrez siroter tout en parcourant cette carte enivrante.
Cocktails
Angel’s Kiss
- 1 ½ once de crème de cacao
- 1 ½ once de crème épaisse
- 1 ½ once d’eau-de-vie
Verser la crème de cacao dans un verre de 5 onces (1 once équivalant à 29,573 ml). En utilisant le côté convexe d’une cuillère à bar, verser lentement la crème sur la crème de cacao, en veillant à ne pas les mélanger, pour créer un effet en couches. En utilisant la même technique, ajouter une couche de brandy sur la crème.
Blue Moon
- 1 tasse de glace pilée
- ¼ tasse de vodka
- ¼ tasse de curaçao bleu
- ¼ tasse de crème à fouetter
- 2 cuillères à soupe de sirop de vanille
- 2 cuillères à soupe de jus d’orange frais
- 1 cuillère à soupe de cointreau
Mélanger tous les ingrédients jusqu’à obtenir une consistance lisse. Verser dans des verres à martini garnis d’une tranche d’orange.
Bronx Express
- 2 cl de gin
- 2 cl de vermouth rouge
- 2 cl de jus d’orange
- 1 dose de ricard
Secouer et servir dans un verre à cocktail.
- 1 dose de gin
- ½ dose de vermouth italien
- 1 trait d’Angostura bitter
- Quelques gouttes de crème de menthe
Ajouter une cerise à la menthe poivrée dans chaque verre.
Eye-Opener
- 1 ½ once de rhum brun
- ½ cuillère à café de curaçao orange
- ½ cuillère à café de liqueur d’abricot
- 1 cuillère à café de grenadine
- 1 jaune d’oeuf
Agiter vigoureusement les ingrédients avec de la glace concassée, puis verser dans un verre refroidi.
Green Briar
- 1 trait de bitter pêche
- 1/3 once vermouth français
- 2/3 de sherry
- 1 brin de menthe fraîche.
Bien remuer et verser dans un verre à cocktail. Garnir avec une pointe de menthe.
Half & Half
- 1 trait de campari
- 1 dose de jus de pamplemousse
- 1 dose de vermouth italien
Remplir un verre à mélange avec des glaçons. Ajouter tous les ingrédients. Remuer et verser dans un verre à cocktail refroidi.
Honolulu Lulu
- 1 once de gin
- 1 once de Bénédictine
- 1 once de liqueur de marasquin
Remplir un verre à moitié avec de la glace. Verser les trois ingrédients dans le verre et mélanger avec la glace. Verser dans un verre à cocktail refroidi.
Horse’s Neck
- 4 onces de ginger ale
- 1 1/3 once d’eau-de-vie
- 1/8 d’once d’Angostura amère (facultatif)
Verser le brandy et le soda au gingembre directement dans un verre highball avec des glaçons. Remuer doucement. Garnir de zeste de citron. Si désiré, ajouter des traits d’Angostura Bitter.
Lindbergh Cocktail
- 2 traits de jus d’orange
- ½ dose de kina lillet
- ½ dose de gin sec (gin anglais ou londonien)
- 2 traits de brandy d’abricot
Remuer dans la glace et presser le zeste de citron sur le dessus.
- 2 oz ojen
- 1 trait de bitter Peychaud
- 1 cuillère à café de sucre
- ½ once d’eau
Mélanger tous les ingrédients dans un shaker avec de la glace, bien agiter et verser dans un verre à cocktail.
Paul Jones
- Concombre
- Sirop de menthe
- Pimm’s
- Grand marnier
- Maker’s 46
Servi et garnir de concombre.
Pink Lady
- 1 ½ once de gin
- 4 traits de grenadine
- 1 blanc d’oeuf
Bien secouer les ingrédients avec de la glace et verser dans un verre à cocktail. Garnir avec une cerise.
Planteur
- 4,5 cl de rhum brun
- 3,5 cl de jus d’orange frais
- 3,5 cl de jus d’ananas frais
- 2 cl de jus de citron frais
- 1 cl de grenadine
- 1 cl de sirop de sucre
- 3 à 4 traits d’Angostura
Verser tous les ingrédients sauf l’amer dans un shaker rempli de glace et bien agiter. Verser dans un grand verre rempli de glace. Ajouter l’amer sur le dessus. Garnir de cerise à cocktail et d’ananas.
- 1 once d’amaretto
- 1 once de kahlua
- 4 onces de lait
- Crème fouettée
Mettre des glaçons dans un verre et verser l’amaretto, le kahlua et le lait, et remuer. Garnir de crème fouettée.
Stone Wall
- 1 morceau de gingembre frais (1 pouce), pelé et émincé
- 1 ½ cuillères à café de sirop
- 1 ½ once de rhum vieilli
- 1 ½ oz de cidre de pomme
- 1 ½ oz de bière au gingembre réfrigérée
- 1 quartier de citron
- 1 tranche de pomme
- De la glace
Dans un shaker, mélanger le gingembre avec le sirop simple. Ajouter le rhum et le cidre; Remplir le shaker avec de la glace et bien agiter. Passer dans un verre rempli de glace et ajouter la bière au gingembre. Garnir avec le quartier de citron et la tranche de pomme.
Tail Spin
- De la glace
- ¾ d’once de gin
- ¾ d’once de vermouth doux
- ¾ d’once de chartreuse verte
- ½ cuillère à café de campari
- Une tranche de zeste de citron, pour garnir
- Des cerises confites ou au marasquin, pour garnir
Remplir un shaker à moitié avec de la glace. Ajouter le gin, le vermouth, la chartreuse verte et le campari. Remuer, puis filtrer dans un verre refroidi. Tordre la peau de citron sur la boisson pour libérer son essence, puis l’ajouter avec la cerise.
Tom et Jerry (5)
- Des œufs
- Du sucre en poudre
- Du brandy, rhum
Séparer les œufs, battre les blancs jusqu’à ce qu’ils soient fermes. Mélanger les jaunes avec le sucre en poudre, mettre une cuillère de mélange de jaune dans la tasse, mélanger avec le brandy et le rhum. Incorporer un peu de blanc d’œuf puis ajouter le lait chaud et couvrir du reste de blanc. Remuer délicatement pour incorporer le blanc. Garnir de muscade.
White Mule
Base de thé :
- 1 cuillère à café de feuilles de thé blanc
- ½ cuillère à café de citronnelle hachée
- ½ cuillère à café de pêche séchée
Cocktail :
- 1 oz de vodka
- Base de thé infusée de 3 ½ onces
- ¾ de cuillère à soupe de nectar d’agave
- 3 onces de bière au gingembre
Placer 5 onces d’eau à température ambiante dans une tasse. Dans le réceptacle à thé, mélanger tous les ingrédients pour la base de thé. Infuser dans l’eau à température ambiante pendant 10 minutes, en agitant de temps en temps. Retirer le sachet.
Dans un shaker, mélanger 3 1/2 onces de la base de thé, de la vodka et du nectar d’agave. Secouer jusqu’à ce que l’agave se dissout. Verser dans un verre, sur la glace, et remuer doucement pour refroidir. Garnir de bière au gingembre et remuer doucement. Garnir avec une tranche de gingembre frais.
Marques :
Black & White
Whisky écossais (blended), à l’origine dénommé « House of Commons », mais rebaptisé d’après les couleurs de son étiquette. James Bond le boit dans le roman Moonraker, et dans le film Dr No.
Black Gold
Bourbon du Kentucky (straight). N’est plus produit.
Echo Spring
Un autre bourbon (straight) du Kentucky, créé par la distillerie Murphy-Barber à Clermont qui a ouvert ses portes en 1881.
Green River
Distillé à Owensborough (Kentucky) dès 1889. Commercialisé comme le « whisky sans mal de tête». La production a été fermée en 1987.
Green Stripe
Whisky écossais (blended), produit par Usher. N’est plus produit.
Une marque de whisky de bourbon distillée au Canada. N’est plus produit.
Okolehau
À l’origine, une boisson fermentée hawaïenne, transformée en un spiritueux avec l’introduction des techniques de distillation par les marins anglais dans les années 1790.
Old Crow
Un bourbon (straight) du Kentucky, distillé dans les années 1830 à Frankfort par l’immigrant écossais James C. Crow. Le Old Crow jouissait d’une grande popularité au 19e et au début du 20e siècle. Il était connu comme étant la boisson préférée d’Ulysses S. Grant, Mark Twain et Hunter S. Thompson. Aujourd’hui, c’est une marque à bas prix, équivalant du Jim Beam.
Old Forester
Un bourbon (straight) du Kentucky qui a la particularité d’être la marque la plus ancienne sur le marché. Elle fut aussi la première à introduire les bouteilles scellées. Pendant la prohibition, il était l’une des 10 marques autorisées à produire, à des fins médicinales.
Three Feathers
Une ancienne marque de whisky (blended), N’est plus produit.
Argot:
The 19th Hole (Le 19ème trou)
Souvent utilisé pour décrire un bar ou un restaurant près d’un terrain de golf (qui a traditionnellement seulement 18 trous).
Blind Pig (Cochon aveugle)
Un établissement de classe inférieure qui a contourné les lois sur l’alcool en demandant aux clients de voir une attraction (par exemple un «cochon aveugle») et en offrant ensuite une boisson gratuite.
Bung (Bonde)
Gros bouchon de fût.
Dead soldiers (Soldats morts)
Bouteilles vides qui traînent.
Mountain Dew (rosée de la montagne)
Un terme pour les spiritueux distillés sans autorisation, souvent dans les régions boisées ou montagneuses, dans tous les cas éloignées des autorités. Officiellement dénommé « whisky clair et non vieilli », il est également connu sous le nom de foudre blanche (white lightning), hooch (gnôle), moonshine (clair de la lune) et choop, parmi d’autres surnoms.
Rum blossoms (Fleurs de rhum )
Élargissement du nez avec dilatation des follicules, rougeurs et vascularisation proéminente de la peau (la fraise quoi). Souvent associé à une consommation excessive d’alcool. Aussi appelé nez de Toper, nez de brandy, nez de Rhum, nez de pomme de terre, nez de marteau, nez de cuivre.
Chansons à boire:
Father, Dear Father
« Oh Father, dear Father, come home with me now / My Mother has sent me to say / That she and her children are starving at home / While you’re drinking your wages away ».
Little Brown Jug
« My wife and I live all alone / In a little log hut, we called our own / She loved gin, and I loved rum / I tell you what we’d lots of fun ». Chanson écrite à l’origine en 1869 et qui est redevenue populaire pendant la Prohibition. Elle est même devenue l’une des chansons les plus connues de l’ère du Big Band suite à l’enregistrement de Glenn Miller en 1939. La mélodie fut ensuite utilisée pour My Ding-a-Ling (Chuck Berry, 1972).
(1) La consommation d’alcool est tombée à 30% de son niveau d’avant la prohibition immédiatement après l’introduction de l’interdiction. Au cours des années suivantes, il est passé à environ 60-70%, où il est resté dans la période immédiatement après la fin de la Prohibition. Au cours de la décennie suivante, la consommation a retrouvé son niveau d’avant la prohibition.
(2) Une étude portant sur plus de 30 grandes villes américaines entre 1920 et 1921 fait état d’une augmentation de 9% du nombre de cambriolages, de 12,7% des homicides, de 13% des voies de fait et de 44,6% des toxicomanies.
D’après un article du très bon blog « Strange Maps » de Bigthink.
Sources : https://bigthink.com, https://persuasivemaps.library.cornell.edu, https://www.library.cornell.edu, https://vinepair.com
Guillaume Sciaux – Cartographe indépendant
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