C’est à l’automne 1854, lorsqu’il remarque pour la première fois une petite tache dans son champ de vision, qu’Hubert Airy prend conscience de cet étrange mal. « Au début, cela ressemblait au point noir que vous voyez après avoir regardé le soleil ou un objet lumineux » écrivait-il plus tard. Mais cette tâche aveugle s’est mise à croître, ses bordures prenant une forme de zigzag qui rappelait les bastions d’une ville médiévale fortifiée, mais en magnifiquement coloré et mouvant, comme un épais liquide vivant en ébullition. La suite fut par contre moins agréable : un fort mal de tête, ou ce que l’on appellerait aujourd’hui une bonne migraine…
Une carte du monde visuel
Airy était encore étudiant lorsqu’il a été sujet à sa première migraine. Sa description de son aura (les symptômes hallucinatoires pouvant précéder une migraine) a été publiée en 1870 dans la Philosophical Transactions of the Royal Society et était accompagnée d’un dessin détaillant le processus de croissance de l’hallucination allant jusqu’à occuper une grande partie de son champ visuel. « C’est une illustration emblématique », dit Frederick Lepore, neurologue ophtalmologique à l’école médicale Rutgers Robert Wood Johnson dans le New Jersey; « C’est tellement précis, comme une série de photos en time-lapse ».
Lepore a montré ce dessin d’Airy à une centaine de ses patients souffrant d’aura visuelle. Il écrit en 2014 dans le journal Neuro-Ophthalmology que quarante-huit d’entre eux l’ont immédiatement reconnu et il qu’il continue aujourd’hui à montrer le dessin à ses patients. « Les gens sont sidérés et demande d’où cela vient ». Le plus remarquable selon lui est que le dessin d’Airy précède des découvertes en neurosciences qui n’interviendront que plusieurs décennies plus tard. Il a correctement déduit que la source de ses hallucinations était son cerveau, et non pas ses yeux. Il ne fut bien sûr pas le premier à le faire, mais cette question était encore ouverte à l’époque. L’aspect le plus prémonitoire de son dessin est certainement le fait qu’il anticipe la découverte d’une carte ordonnée du monde visuel dans le cortex primaire, une région du cerveau essentielle pour le traitement de ce que nous voyons.
Le cortex visuel: un cartographe des hallucinations
C’est quelques cinquante ans plus tard que le neurologue britannique Gordon Holmes effectuera réellement cette découverte en étudiant les déficits visuels de centaines de soldats ayant subi des blessures par balles à l’arrière de la tête lors de la première guerre mondiale. « Le casque britannique était positionné haut sur la tête, » écrit Lepore dans un document historique retraçant les contributions de Holmes. Ce qui a malheureusement laissé le cortex visuel primaire en grande partie non protégée, et a fourni à Holmes de nombreuses occasions d’étudier les dommages de cette partie du cerveau… En cartographiant soigneusement les angles morts des soldats et l’emplacement de leurs blessures, Holmes a découvert que les dommages infligés à la partie la plus postérieure du cortex visuel a entraîné la cécité au centre du champ visuel, tandis que les blessures situées plus près de l’avant du cortex visuel conduit à la cécité sur le côté. En gros tout ce que les yeux voient est cartographié précisément dans le cortex visuel.
Holmes a également découvert (et c’est ici que ses observations rejoignent le dessin d‘Airy) que la carte visuelle est agrandie en son centre. Si le cortex visuel était un atlas routier, la partie qui représente le centre du champ visuel serait ce zoom détaillé qu’on y trouve en général et qui détaille plus précisément le centre-ville. Ceci concorde avec l’observation d’Airy montrant que les zigzags autour de la tache aveugle sont resserrés dans le centre de son champ visuel et plus étalés en périphérie. Selon Lepore « Le dessin d’Airy correspond parfaitement à notre conception moderne de la façon dont le cortex visuel est organisé».
Nous ne savons encore que peu de chose sur les migraines et leurs auras. Une des hypothèses est qu’une sorte d’onde électrique balaie le cortex visuel, ce qui provoque des hallucinations qui se propagent à travers les parties correspondantes du champ visuel. D’une manière étrangement descriptive les séries de dessin chronologiques d’Airy, qui montrent des formes en constante expansion, sont concordantes.
Les mécanismes neuronaux qui pourraient produire les couleurs vives qu’Airy a dessiné et décrit sont encore plus méconnus. Il existe des zones du cortex visuel, dont l’un appelé V4, qui contiennent des neurones qui répondent à des couleurs spécifiques, ainsi que d’autres neurones qui répondent aux lignes d’orientations spécifiques. Selon Lepore, une onde électrique traversant ces zones pourrait peut-être produire ces zigzags de couleur.
Airy n’a pas été le premier à représenter son aura de migraine. En fait, son père George qui se trouvait être astronome royal, avait publié un croquis de ses propres hallucinations cinq ans plus tôt (voir ci-dessous). Un neurologue allemand a publié des croquis en forme de boucles en 1845 et d’autres l’ont également fait par la suite. Les dessins réalisés par le neurologue français Joseph Babinski (voir ci-dessous) sont par exemple particulièrement colorés, mais manquent quelque peu de détails.
Le dessin d’Hubert Airy a, quant à lui, mieux résisté à l’épreuve du temps que la plupart des autres. Son article dans le Philosophical Transactions, publié à 31 ans, reste sa seule contribution au domaine. Mais le fait qu’il ait été tant en avance sur son temps montre son exceptionnelle capacité d’observation et de documentation, même pour un phénomène visible de lui seul. Il fut, en somme, une sorte de cartographe neurologue autodidacte…
Pour finir, une sélection d’oeuvre artistiques tentant de représenter ces épisodes de migraine:
Source: www.nationalgeographic.com, www.bradshawfoundation.com, www.nytimes.com
Guillaume Sciaux – Cartographe indépendant.
Super intéressant, et surtout superbes peintures de ces gens migraineux qui ont des talents de dessinateur à en couper le souffle! Effectivement comme le dit George, les auras ne sont pas toujours suivies de migraine, c’est rare et toujours inquiétant lors du 1 er épisode car la personne ne comprend pas ce qu’il lui arrive. Mais la répétition des épisodes similaires orientera vers ce diagnostic.
A noter également qu’il existe des auras auditives, sensitives ou motrices, qui peuvent encore + impressionnantes et inquiétantes. Bien sûr pour ces cas là il sera plus difficile de cartographier cela en dessin… En tout cas, bon courage à tous les migraineux car ce n’est pas une pathologie simple à vivre au quotidien! Et bravo pr ce beau résumé et ces explications sur le fonctionnement cérébral!