Deux projets cartographiques révèlent la réalité sanglante de l’histoire coloniale australienne.
Pendant des décennies, les historiens, les politiciens et à peu près tout le monde ayant des opinions bien arrêtées sur la nationalité australienne se disputaient avec acharnement pour déterminer si les massacres des populations aborigènes avaient joué un rôle important dans la genèse de l’Australie moderne.
A ma gauche les tenant du oui pour qui la conquête européenne de l’Australie a été caractérisée par une violence systémique, de fréquentes effusions de sang et même un génocide. A ma droite les partisans d’une absence d’intention malveillante: supériorité technologique (des colons) et susceptibilité aux maladies (des indigènes) suffisant à expliquer la rapidité et l’ensemble du processus de colonisation…
En tout état de cause, l’histoire officielle ne laisse que peu de place à la possible acceptation d’un passé sanglant puisqu’il n’existe actuellement qu’une poignée de toponymes faisant référence à cette période sombre. De même, une vingtaine de monuments seulement commémore des massacres d’autochtones dans toute l’Australie. Souvent, les emplacements ne sont marqués que par une plaque ou un simple rocher.
Deux exemples actuels de cartographie documentaire pourraient finalement sonner le glas de cette interminable guerre de l’histoire. Ces travaux de l’historienne Lyndall Ryan et de l’artiste Judy Watson visent en effet à mieux documenter l’histoire de l’effusion de sang de l’époque coloniale en recensant les massacres de populations autochtones grâce à des cartographies participatives.
Basée au Centre d’histoire de la violence de l’Université de Newcastle, en Nouvelle-Galles du Sud, Mme Ryan a commencé à cartographier les massacres historiques en 2013. Un massacre, selon sa définition, est « le meurtre aveugle d’au moins six personnes sans défense ». Son site Web répertorie déjà plus de 170 massacres d’Australiens autochtones par des colons (symbolisés par des points jaunes), ainsi qu’une demi-douzaine de massacres de colons par des Australiens autochtones (symbolisés par des points bleus). Les sites sont marqués de trois étoiles s’ils ont de nombreuses sources crédibles, et d’une ou deux étoiles si ces sources sont moins certaines. Par respect pour les tabous indigènes, parce qu’ils se trouvent maintenant sur des terres privées, ou pour empêcher la profanation (comme cela a été le cas par le passé), les lieux exacts des massacres ne sont pas indiqués sur la carte.
Les deux seuls massacres d’avant 1800 ont tous deux eu lieu à Hawkesbury, près de Sydney, en 1794 et 1795 – sept aborigènes ont été tués à l’une ou l’autre occasion. Entre 1800 et 1830, les effusions de sang se limitent à une région du sud-est de l’Australie (correspondant à l’actuelle Nouvelle-Galles du Sud), mais semblent avoir été très intenses en Tasmanie. De 1830 à 1860, la Tasmanie est presque entièrement «pacifiée» et la violence se propage du centre de la Nouvelle-Galles du Sud au nord de l’État, puis à l’état de Victoria. Tous les incidents répertoriés de 1860 à 1880 se produisent dans le Queensland. La période examinée par Mme Ryan date de 1780, grosso modo au moment de l’arrivée de la première flotte européenne, jusqu’en 1880, date à laquelle la colonisation de l’Australie était pratiquement achevée. Mais ces données elles-mêmes sont loin d’être complètes: il pourrait y avoir eu, selon elle, plus de 500 massacres d’Autochtones en tout.
Tous les massacres marqués sur la carte de Mme Ryan se situent dans le tiers est de l’Australie. Les bains de sang perpétrés sur la carte de l’artiste autochtone Judy Watson couvrent également le nord et le centre de l’Australie et sont concentrés sur la côte du Queensland plutôt que dans la Nouvelle-Galles du Sud.
Mme Watson a mis en place le projet «The Names of Places», un projet multimédia visant à visualiser les lieux de massacres, qui a été présenté pour la première fois à la National Gallery of Australia à Canberra. Se souvenir, discuter et cartographier des massacres est traumatisant, mais peut aussi être cathartique. La carte en ligne offre ainsi aux spectateurs la possibilité d’ajouter des informations sur les massacres dont ils pourraient avoir connaissance et qui ne sont pas encore officiellement recensés. Sur cette seconde carte, les informations sur des incidents spécifiques ne sont pas toujours aussi complètes que sur la carte de Mme Ryan, mais ce projet à l’avantage de donner un aperçu plus complet des zones de conflit entre les colons et les Aborigènes. Mme Watson espère faire une tournée de son travail à travers le pays afin de rassembler plus d’histoires de massacres et ajouter des détails à sa carte.
La carte interactive du projet « Name of places » se trouve ici.
Source : https://bigthink.com, https://www.newyorker.com, http://experimenta.org
Guillaume Sciaux – Cartographe indépendant
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