La tempérance n’est pas seulement l’une des quatre vertus cardinales du catholicisme et l’un des cinq préceptes du bouddhisme, c’est aussi le nom d’un mouvement social et politique particulier qui a pris son essor au XIXe siècle, principalement dans les pays anglophones et qui avait pour objectif d’éliminer la consommation d’alcool.
Aux États-Unis, une grande partie du mouvement Tempérance était inspiré religieusement, et une grande partie était dirigée par des femmes (comme l’Union Chrétienne des Femmes pour la Tempérence, fondée en 1873).
La façon la plus évidente de « tempérer » la consommation d’alcool est de ne pas en boire du tout et cela est beaucoup plus simple s’il n’y a pas de tentation. Le mouvement s’est alors inexorablement écarté de la Tempérance pour préconiser l’abstinence et pousser à la prohibition. Cette dernière s’est propagée avec un zèle religieux à la limite du fanatique. En 1851, le Maine devenait le premier État de la Prohibition ; quatre ans plus tard, il y avait déjà 12 États « secs» aux États-Unis. En 1919, le 18e amendement étendait la prohibition à l’ensemble du pays et les fanatiques de la tempérance prédisaient déjà la fin du crime et se préparaient à promouvoir les avantages de la Prohibition dans d’autres pays.
Le résultat escompté ne fut par contre pas au rendez-vous car, loin de réduire le crime, la Prohibition a donné un sérieux coup de pouce au crime organisé. Al Capone en est le rejeton le plus célèbre. La Prohibition devient alors non seulement impopulaire, mais finalement indéfendable, faisant du 18ème Amendement le seul jamais annulé (en 1933, par le 21ème amendement).
Cette « carte de la tempérance » a été imprimée à la Sheet Anchors Press de Howe à Boston vers 1846, date donc de la promotion du mouvement de Tempérance. Elle montre les détroits, les baies et les canaux de l’océan de la vie. Ce territoire de la Tempérance est parsemé d’îles, de provinces, de royaumes imaginaires dont les toponymes désignent des facettes supposées de l’alcoolisme (à l’ouest) et de l’abstinence (à l’est).
Les îles d’Alcool se trouvent dans la partie nord de l’océan et scindent donc la carte entre mauvaises et bonnes valeurs. On y trouve l’île de Brandy, l’île de Rhum, l’île de Cidre, l’île de Vin, l’île de Malt (!), l’île de Gin, l’île de Whiskey et l’île de Cordial. En naviguant dans ces eaux troubles on peut également passer tout près du Banc des Vendeurs de Rhum (Rum Sellers Shoals), du Détroit de la Tentation ou encore du Cap Ale.
Les terres de la boisson sont séparées des îles par les détroits de la dissipation et de folie. On y trouve, du nord au sud: la Terre du Soiffard, la Province de la Maladie, le Fief de l’Indolence, le Territoire de la Pauvreté, le Domaine de la Fureur, l’Empire de la Réprobation, le Royaume de la Malhonnêteté, l’Empire du Crime, la Province de la Folie et les Régions de la Misère. Rien que ça…
Des toponymes spécifiquement associés à ces mauvaises terres jonchent ces patries occidentales du vice. Les Régions de la Misère sont ainsi parsemées d’Infamie, de Ruine, de Malheur et d’Horreur. La Haine, la Malice et la Vengeance sont répertoriées dans le Domaine de la Fureur. La Paresse, l’Indigence et le Port de la Paresse (où chacun d’entre nous jette tout de même l’ancre de temps en temps) se trouvent dans le Fief de l’Indolence.
Sur le versant oriental de cette carte, en direction des glorieuses terres de l’abstinence, on croisera le passage de la Modération et le Détroit de la Tempérance pour attendre les terres « sèches » et morales. S’y côtoient harmonieusement et pacifiquement le Royaume de la Repentance, la Province de la Résolution, le Territoire de la prospérité, l’Empire de la Sagesse, les Régions de l’Amitié, la Province industrielle, le Royaume de la Moralité, les Possessions religieuses, l’Empire du Bonheur et les Provinces du Contentement. Les toponymes locaux sont moins sympas que leur pendant vicieux mais le Cap de l’Abstention et le Canal de la Gentillesse prêteront tout de même à sourire.
L’Île Missionnaire, avec sa Baie de la Persuasion et sa Côte de l’Exhortation trône au milieu de cet Océan de la Vie, tel un refuge pour les âmes pénitentes tentant la traversée vertueuse.
Au pied de cette carte, on trouve une sorte d’itinéraire rédigé en rimes et qui nous commente la route entre les terres « humides » périlleuses et les terres « sèches » bénies. Une explication couronne ce texte quelque peu indigeste :
La vie est un océan, à la fois large et tangible ; L’homme est le vaisseau qui caresse sa surface ; Le bonheur est le port que nous nous efforçons sans cesse de trouver ; La tempérance doit être le pilote, pour naviguer dans l’esprit ; La raison prend alors la barre, libre de tout doute, pour indiquer la voie – comme le ciel l’a souligné.
Sur ces bonnes paroles et en ce soir d’été, il est largement temps de prendre l’apéro!
D’après un article du très bon blog « Strange Maps » de Bigthink.
Source : https://bigthink.com
Guillaume Sciaux – Cartographe indépendant
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